Oui, ma seule peur est la peur de mourir. Je reviens d'un enterrement, encore un ! Eh bien oui, je suis à un âge où je commence à avoir plus d'amis au cimetière qu'à l'apéro. Un homme de mon âge, ami de longue date. Une épouse, des enfants et des petits-enfants. Retraité depuis peu, vivant dans une ville de dimension humaine. Des relations sociales et amicales. Un peu trop de bonne chair et de vin, peut-être ? Ni plus ni moins que vous et moi, enfin... vous surtout ! Rien ne semblait le prédisposer à cette mort brutale.
La Faucheuse n'a pas eu le temps de prévenir ; en quelques heures, il était aux abonnés absents. Cérémonie sobre, quelques gouttes de pluie pour diluer les larmes de ses proches. La pluie va bien aux enterrements ; le soleil serait insolent de briller en de tels moments.
Sa veuve est vaillante, elle a traversé tant d'épreuves. Elle partageait la vie de son homme depuis si longtemps que la tendresse avait remplacé peu à peu l'amour passionné de leur jeunesse. Lui ne la désirait plus. Elle ? Je l'ignore. J'étais bien plus amie avec lui qu'avec elle ; il m'avait prise pour confidente. Oui, une amitié sincère peut exister entre un homme et une femme, si aucun soupçon de désir ne vient s'y insinuer. Ce qui était le cas ; il me confiait sa double vie, son amour pour une autre femme, avec qui il entretenait une liaison passionnée depuis quelques années. Il se trouvait trop vieux pour divorcer, ne voulant pas peiner sa vieille épouse à qui il n'avait rien à reprocher hormis de ne plus éprouver de désir pour elle. Il ne voulait pas non plus choquer ses enfants, bien qu'adultes et vivant de leurs propres ailes. Un peu de paresse aussi, mêlée de lâcheté, car il est plus facile de ronronner près de l'âtre que de partir à la découverte d'horizons inconnus, fussent-ils charmeurs en diable.
Sa veuve est vaillante, c'est elle que les gens plaignent, c'est à elle que s'adressent les condoléances à la sortie du cimetière. Qui remarque à l'écart, cachée derrière des lunettes de soleil qu'aucun rayon ne vient transpercer, une dame anéantie, éplorée, ivre de douleur ? Je la reconnais, il m'avait montré des photos d'elle. Je me demande qui l'a prévenue. Elle est seule, anonyme, personne hormis moi ne connaît ce secret qu'il emporte avec lui dans la tombe, l'obligeant elle aussi à se taire à jamais. C'est comme si sa vie s'arrêtait là, dans ce silence définitif. Je palpe sa détresse mais je n'ose l'aborder ; elle serait peut-être choquée que son secret ait été divulgué, ou au contraire soulagée de pouvoir laisser libre cours à son chagrin. Elle est veuve dorénavant, veuve dans son coeur, veuve dans sa chair. Je la vois s'éloigner, je ne fais pas un geste. J'en ai honte maintenant ; j'aurais dû aller vers elle, lui tendre la main, ne rien lui dire mais cependant lui faire savoir que je comprends sa peine. C'est trop tard, "trop tard", ces deux mots sont les plus absurdes et les plus cruels que je connaisse !
J'éprouve une tristesse infinie ; j'ai perdu un ami ; une vieille dame pleure son compagnon de route ; une autre pleure l'homme avec qui elle ne réalisera jamais ses rêves. Moi je réserve mes larmes ; un jour, un ami très proche, me voyant pleurer à un enterrement, m'a tancée : "Pourquoi pleures-tu ? Parce que tu as perdu un ami ? N'est-ce pas plutôt sur toi que tu pleures, sur ta mort prochaine ?" Je ne pleure plus jamais aux enterrements mais je me promets de profiter tant qu'il en est encore temps. Parce que j'ai peur...
Très beau billet qui se lit comme un roman où l'on imagine la vie de chaque personnage.
Continue d'avoir peur pour en profiter plus longtemps !
Rédigé par : Gérard Trédez | 08 septembre 2010 à 12:59
Hugs & Kisses ma BAC.
Je n'ai jamais supporté, moi aussi, qu'il soit "trop tard" ; une attente sans espoir est un avant-goût de l'enfer, pour paraphraser je ne sais plus qui.
Rédigé par : JeanBalthazar | 08 septembre 2010 à 16:08
Vivons vite, mais sans précipitation...
Rédigé par : Caritate | 08 septembre 2010 à 16:26
Vivons la vie que nous désirons vivre! ne sacrifions pas nos désirs et nos rêves!
Rédigé par : Héléanne | 08 septembre 2010 à 17:30
Caritate, tu devrais avoir honte... moi, tu m'as fait pleurer. Enfin.
Je ne suis pas cette femme cachée, mais je l'ai été, un jour d'octobre. Et sans vouloir tomber dans un sentimentalisme exacerbé, savoir qu'il y avait peut-être quelqu'un comme toi dans l'assemblée, qui pouvait faire la "passeuse" auprès de lui d'un amour invisible... c'est bien.
Rédigé par : Blandine | 09 septembre 2010 à 02:17
beau post au titre trompeur. Contenu : la seule peur est que son amour ne soit pas reconnu. En ce qui concerne la sourde tristesse des back street : il n'y a tj qu'une veuve. C'est ainsi
Rédigé par : Valérie Pineau-Valencienne | 09 septembre 2010 à 12:00
Gloups !
Très émouvant ce billet..et je ne peux pas mieux dire que le 1er commentaire !
Rédigé par : Tatami | 10 septembre 2010 à 22:29
Caritate: il y a aussi "J'arrive" et "Les Vieux" de Jacques Brel, et puis bien sûr quelques autres magnifiques chansons de Georges Brassens.
Rédigé par : Dominique | 14 septembre 2010 à 15:45